X

On a vite fait de devenir un malfaiteur.

Papus se savait à la marge mais pas au point de déborder le monde des honnêtes hommes. La pratique des sciences occultes n’a rien de répréhensible. Évidemment, il y avait cette inévitable culture du secret et ce déni continuel de la part d’une bourgeoisie bien-pensante qui malgré tout constituait l’essentiel de sa clientèle ; à force, si l’on n’est pas vigilant, on laisse sa conscience se gâter. Mais Papus n’était pas de ceux-là et il participait à la vie de la cité avec la dignité de ceux qui n’ont rien à se reprocher. Car pouvait-on lui reprocher de chercher à contacter les morts ? S’il n’y a pas de crime à discuter avec son voisin sur le pas d’une porte, pourquoi y en aurait-il à continuer le bavardage par-delà le trépas ?

C’est vrai, il connaissait les mauvaises fréquentations de Lucrèce et avait souvent fermé les yeux sur certaines réunions à l’évidence fraudatoires. Mais jamais il ne s’était senti lui-même coupable de quoi que ce soit, pas même complice. Quand bien même sa Lucrèce eût préparé quelque coup pendable, la cérémonie de la rue Galvani n’était pas son œuvre. C’est lui et lui seul qui avait décidé et organisé le rite dont Lucrèce n’était que spectatrice, figurante à la rigueur.

Pourtant, le miaulement de la sirène de police avait saisi Papus comme les autres, et comme les autres il avait couru dans l’escalier avec, au ventre, la peur de se faire prendre. C’est curieux comme une atmosphère peut vous pousser à répondre comme quelqu’un que vous n’êtes pas.

D’abord cet homme armé qui avait jailli au milieu d’eux comme un justicier dans un tripot. Puis la sirène, la fuite dans l’escalier, la bousculade, les policiers renversés, les coups de feu de Lucrèce, la panique des locataires et, maintenant, cette fuite en voiture.

Lucrèce s’était retrouvée par hasard en face du volant et avait embrayé dans la précipitation sans attendre que les portières soient toutes fermées ; Papus à ses côtés, le démon derrière avec la caisse. Dès le démarrage, l’échappée s’était engagée de travers. La Delaunay avait remonté le boulevard en zigzaguant, bondissant sur le dos d’un pavé, râpant le tronc d’un marronnier pour revenir glisser au centre de la route.

Depuis le premier virage, Lucrèce n’avait pas cessé d’accélérer. Pourtant, les policiers ne les poursuivaient pas. Le démon les avait sérieusement chahutés dans l’escalier et les coups de feu de Lucrèce avaient parachevé la dissuasion, à tel point que le poulet resté de garde devant le fourgon avait préféré feindre de ne pas les voir.

Alors que le moteur montait en régime, ainsi s’envolaient les hurlements de Lucrèce.

« Mais qui c’était, ce guignol ? Il y avait de la flicaille à tous les étages ! Quel merdier ! C’est pas ce qui était prévu ! Tu m’avais dit qu’il n’y aurait personne !

— Attention, Lucrèce, regarde plutôt devant toi. »

Depuis la rue Galvani, Papus tentait de la calmer sous un flot de conseils mollasses, se disant que l’exemple du flegme pouvait bien la ramener à la raison. Mais plus il se faisait rond et rassurant, plus elle laissait éclater sa furie. Alors Papus s’agrippa au bord de son siège. Par dépit et par précaution.

Débouchant sur le parvis de la porte Maillot, la Delaunay heurta un trottoir, prit un bref envol sur deux roues avant de ballotter dangereusement, d’éviter un réverbère d’un grand coup de volant pour s’écraser enfin sur une colonne Morris, au pied de la silhouette auguste du rocher postiche du Luna Park tout proche.

De la vapeur s’élevait en sifflant du capot tordu. Autour de la porte du parc d’attractions, une guirlande d’ampoules clignotantes avait été laissée allumée pour la nuit. Ni le choc, ni le silence qui s’ensuivit, ni l’hypnotique alternance de ténèbres et de brumes orangées n’avaient calmé les nerfs de Lucrèce.

« Merde ! Merde ! Merde et merde ! C’est ta faute, oncle Gérard ! Avec tes conseils de vieux schnock ! »

À ses côtés, Papus se tenait la tête. Du sang coulait sur ses genoux, du bois vernis de la planche de bord.

« En plus, tu t’es blessé ! Il ne manquait plus que ça ! Tu ne pouvais pas faire attention ? »

Devant leurs nez, sur la colonne, une affiche annonçait un spectacle, La Danseuse de corde, au Nouveau Théâtre. Papus, par une fente entre ses doigts, aperçut la jeune fille souriante, sur le papier bariolé, qui cherchait son équilibre, perchée sur un fil tendu. Une jeune fille toute seule au-dessus du vide. « Elle ne va nulle part », pensa-t-il voyant, sur l’affiche, le fil se perdre dans la perspective.

Un claquement de portière ramena tout le monde à la réalité fumante de la voiture. Lucrèce se retourna. Baphomet, le démon, était toujours assis, serein, tout au bout de sa banquette, juste à côté du carreau. Cela faisait au moins cinq fois, sinon dix, qu’il ouvrait cette portière pour la refermer ensuite.

« Arrête ça tout de suite !

— Bien, mademoiselle, comme vous voudrez.

— Mais il parle ?

— Bien sûr qu’il parle, répondit Papus du fond de son mouchoir sanguinolent. Il parle aussi bien que toi et moi. Ce n’est pas un gorille de cirque. »

 

Depuis qu’ils étaient montés dans cette voiture, Lucrèce en avait presque oublié que leur expédition du soir était un succès et que le fruit de leurs efforts était cette créature presque humaine qui jouait avec la portière sur sa banquette arrière. Elle qui était née dans l’univers de dieux égyptiens de son oncle, elle ne pouvait pas s’étonner de la réalité de ce prince de l’Au-delà aux allures de fort des halles. Son malaise était plus subtil. Elle se souvenait de ce même inconfort qui l’avait marquée alors qu’elle était encore enfant. À l’âge où l’on ne perçoit pas encore la complexité du monde, elle s’était amourachée d’un voisin, le fils du boucher, un petit gosse qu’elle voyait passer tous les jours devant la maison. Un coup d’œil par-ci, un sourire par-là, elle ne lui avait jamais adressé la parole mais ce bref rendez-vous quotidien lui suffisait à noircir les pages de son journal secret. Elle s’était même entraînée à dessiner son portrait. Puis un jour, elle lui avait enfin passé un petit billet, enfoncé dans une pomme de pin qu’elle lui avait lancée par-dessus la clôture. Deux trois lignes enflammées et le gamin avait creusé sous la haie pour venir retrouver sa belle, à l’heure de la soupe, au fond du jardin. Pas d’incertitude, pas d’hésitation, le gosse avait fondu instantanément comme le feraient tous les hommes plusieurs années plus tard. Le fils du boucher était à elle, fidèle spadassin de sa reine Lucrèce. Elle commença par l’embrasser. Puis elle retourna manger sa soupe. Elle avait beaucoup pleuré ce soir-là. Elle n’était pas déçue, elle ne l’aimait pas moins. La vérité, c’est qu’elle n’avait pas su quoi faire de cet amoureux devenu réel. Elle l’avait trop rêvé et s’était retrouvée devant lui, son trésor, comme une vipère désemparée devant un anneau d’or.

Discipliné, Baphomet avait lâché la portière. Puis il avait glissé le doigt dans une couture du siège devant lui et tiré avec délicatesse pour en déchirer le cuir beige. Il donnait l’impression de ne pas pouvoir se tenir immobile. De devoir jouer à détruire en souriant d’un vrai sourire candide.

Lucrèce s’attarda sur ses dents, des crocs du double de la taille habituelle, bien blancs, presque sensuels. Baphomet était dangereux, c’était écrit sur sa figure. Elle ne parvenait pas à y voir la créature servile qu’on lui avait promise. Le simple bon sens l’exhortait à la prudence. L’oncle Gérard pouvait bien se tromper. Tout le monde peut se tromper.

Alors quelle se redressait pour prendre un peu de recul, elle réalisa que Baphomet la fixait, droit dans les yeux, sans cesser d’écorcher le siège de cuir, de l’écorcher vif, pensa-t-elle. À l’opposé de sa denture, ses yeux étaient petits et très écartés, des yeux sans expression, peut-être à cause de leurs pupilles pas assez rondes.

Puis, dans son esprit, le rapprochement s’opéra. Bien sûr ! Il avait le visage d’un bouc ! Une face allongée, concave, pliée autour de l’arête du nez. Ce port agressif et paisible à la fois, un maintien de roi mais du roi soumis d’une race domestiquée. Et ce regard insaisissable, empli d’obéissance mais gâté d’une pointe de mépris. Un bouc carnivore, le bouc sacrifié des Écritures revenu sur terre pour se venger des hommes.

« Je vais descendre voir ce qu’il y a. » La voix de Papus avait fait sursauter Lucrèce. Ses nerfs claquèrent comme un ressort qui casse.

« Personne ne descend de cette voiture ! cria-t-elle.

— Calme-toi, Lucrèce, il faut bien que l’on parte d’ici.

— On va repartir ! Pas besoin que tu descendes !

— D’accord. Essaie au moins de relancer le moteur.

— Ferme-la ! Je n’ai pas besoin de tes conseils ! Je sais ce que je fais ! »

Puis elle tapota quelques cadrans, tira une manette de bois qui se trouvait là pour l’enfoncer aussitôt. Ensuite, à court d’idées, elle pompa sur les pédales et secoua le volant en jurant.

Papus posa la main sur son bras aussi doucement qu’il le pouvait. Puis il maintint le contact malgré ses gestes désordonnés et tenta de la calmer de sa voix la plus lénifiante.

« Lucrèce. Je crois que tu es obligée de descendre pour relancer le moteur. Tu trouveras la manivelle sous le radiateur. Si l’axe du démarreur n’a pas été voilé par l’accident, tu devrais y arriver toute seule. Mais je peux t’aider si tu veux.

— Tu es toujours plus malin que les autres, hein ?

— Tu sais, Lucrèce, je pense que c’est la peur qui te met dans cet état. Tu devrais te détendre un peu. Tout s’est bien passé, après tout.

— Tu plaisantes ? Tu n’as pas vu comme on s’est sauvés comme des lapins en abandonnant la moitié du matériel ? Et ce policier habillé comme un inspecteur qui nous espionnait du balcon ! Et l’autre qui était derrière, tu l’as vu ? C’était un curé !

— Calme-toi, Lucrèce ! Nous n’avons commis aucun crime. Nous avons fui, d’accord. Mais nous n’avons rien à nous reprocher. On va rentrer à la maison et finir la cérémonie comme prévu. Il faut que tu maîtrises ta peur maintenant, sinon tu n’arriveras jamais à nous conduire jusqu’à Neuilly. Détends-toi. Tu peux y arriver, c’est facile.

— Garde tes conseils, tu veux ? Je vais très bien et je n’ai pas du tout besoin de me détendre. Surtout pas maintenant !

— Je pense que c’est à cause de Baphomet. Il te fait peur. Dis-moi que tu ne le sens pas.

— Peur ? Tu me fais bien rire ! Je ne suis plus une gamine. Je te rappelle que j’ai des heures de service derrière moi. Il en faut plus pour m’effrayer !

— Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Tu as un démon sur ta banquette arrière, Lucrèce, un démon du cinquième cercle.

— Et alors, qu’est-ce que ça change ?

— Ça change que cette créature n’est pas humaine. Baphomet est l’incarnation de la peur et de l’intimidation. Le cinquième cercle des Enfers est le plan qui correspond à l’arcane du Diable dans le tarot des Gitans. Les mondes sont analogues aux symboles, Lucrèce. Baphomet lui-même est l’analogue de la Menace et de la Violence. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Éliphas, ce sont les prêtres d’Athon !

— Tu crois vraiment que c’est le moment de me faire une conférence ? J’y vais.

— Attends ! C’est sa nature qui fait ça. Tu dois comprendre que tu ne peux pas t’empêcher d’avoir peur en sa présence. Il irradie une majesté toute faite d’épouvante comme un foyer rayonne sa chaleur. Peux-tu t’empêcher d’avoir chaud quand tu es face aux flammes ? »

Lucrèce s’était arrêtée, un pied posé sur le bitume.

« Tu comprends ? Tu sais comme les hommes sont faibles quand ils se retrouvent seuls face à toi. Tu l’as exploité, ce charme magnétique qui les transforme en marionnettes. Ne le nie pas, tu l’as même utilisé contre moi et contre ton Lénine, ce soir même. Eh bien lui, c’est pareil. Mais c’est sous la peur et la domination qu’il noie l’esprit de ses victimes, et avec une puissance cent fois supérieure à la tienne ! »

Lucrèce regarda derrière. Elle n’était plus si nerveuse. Baphomet la dévisageait en retour, de ses yeux inhumains. Puis elle sortit sans rien dire et sans le lâcher du regard, avec sa mine bravache qui fit sourire Papus.

« Je peux l’aider si vous voulez », proposa Baphomet alors qu’ils n’étaient plus que deux dans la voiture.

Sa voix était pleine et riche en harmoniques, une voix que son torse puissant faisait résonner alors même qu’il essayait de parler avec douceur.

« Oui, bien sûr, allez-y.

— J’espère que je n’ai pas froissé votre nièce.

— Ne vous en faites pas, elle a le caractère entier de sa mère.

— Vous me rassurez. »

Les démons sont des êtres affables et civils, c’est bien connu. Mais le voir écrit ne suffit pas. Le vivre est tellement déroutant. Ce paradoxe vivant entre un physique de bête et les attentions d’un gentleman. Papus se dit qu’il y avait là matière à écrire un nouveau livre, ou du moins un numéro spécial du Voile d’Isis.

Baphomet était sorti à son tour, non sans avoir au préalable ouvert et refermé trois fois la portière. Les deux phares de la Delaunay avaient été brisés dans l’accident. Dans le clignotement orangé du Luna Park, Papus vit Lucrèce et Baphomet échanger quelques mots. Il reconnut cet air de chef de bande qu’elle affectait quand elle envoyait ses amis de la rue de Lappe sur une de ses magouilles.

Elle apprenait vite ! Elle n’eut même pas besoin de toucher la voiture. Avec ses yeux sévères et sa bouche rigide, elle lançait ses ordres. Baphomet souleva l’avant du véhicule pour l’éloigner de la colonne puis il emmancha la manivelle sur son axe en forçant le métal déformé. En quelques coups puissants, le moteur repartait.

« On y va, mon oncle ! Et toujours pas de poulets à l’horizon !

— Tu lui laisses la manivelle ? »

Derrière, Baphomet tournait la tige d’acier entre ses doigts. Lucrèce sourit.

« Je ne crains rien, n’est-ce pas ?

— Non, tu ne crains rien.

— Alors, laissons-le jouer. »

Comme encouragé par sa maîtresse, Baphomet décocha un coup sec contre la vitre à côté de lui. Alors que la voiture repartait en crachotant, le démon se perdit dans la contemplation de la longue fissure argentée qui zébrait désormais son carreau.

 

Après cela, la traversée du bois de Boulogne sembla paisible. Les deux phares crevés, la Delaunay se fondit dans les ténèbres, guidée par la lune. Lucrèce avait retrouvé son calme et conduisait droit. Elle s’amusait de cette peur qu’elle ressentait toujours mais qu’elle imaginait désormais sous la forme d’un fauve vaincu, couché sous son pied.

« Dis-moi, mon oncle, savais-tu qu’à deux pas d’ici, sur les quais de la Seine, on entasse des journaliers dans des baraques insalubres ? Je les ai visités l’autre jour, avec Vladimir. Tu aurais dû voir ça ! Ils dorment dans des casiers de bois posés par terre, séparés du voisin par une simple planche, les plus chanceux près du poêle. Avant, je les avais vus manger un ragoût puant dans des gamelles noires de crasse, sans parler, abrutis par une journée passée à la pioche. Quand ils m’ont aperçue, certains se sont excités comme des chiens que l’on a privés de femelle, les autres n’ont même pas bougé de leur grabat, hébétés qu’ils étaient par la piquette empoisonnée dont les abreuve à l’œil leur patron bien intentionné ; un jus de mort, un distillat délétère qui les empêche de rêver à une vie meilleure.

— Pourquoi me dis-tu cela, Lucrèce ?

— Les beaux messieurs ne sont pas ces gens pressés que l’on croise dans les rues de Neuilly, ces gens qui possèdent et qui décident, ces hommes tellement petits et tellement ternes qu’il leur faut un haut-de-forme de satin pour paraître grands et brillants, ces hommes qui ne respirent qu’à travers un cigare parce que même notre air leur semble trop pauvre. Non, les beaux messieurs, les vrais, ce sont ces misérables que j’ai vus couchés dans la crasse. Parce que ces hommes-là, demain, se réveilleront avec un marteau, une pelle, une faucille à la main pour creuser nos tunnels, bâtir nos maisons, faucher nos champs. Ce sont eux qui nous enrichissent, qui nous donnent sans rechigner et sans compter ce qu’ils ont de plus précieux : le Travail ! »

Papus connaissait le discours. Elle le lui répétait à la manière d’une pièce de théâtre, avec des variations selon l’humeur, des oscillations entre raison et révolte. Il ne trouvait pas ces mots dépourvus de noblesse. C’était sa manière à elle d’exprimer son romantisme d’adolescente, une violence qui de toute façon devait bien sortir. Les bras crispés sur le volant, Lucrèce avait accéléré insensiblement, dans un crescendo qui les emmenait au bout de l’allée.

« Un jour, il faudra bien que les chaises tournent, continua-t-elle. Et ce sera le jour où le monde sera gouverné par mes beaux messieurs de la baraque en bois, où le monde appartiendra enfin à ceux qui l’ont gagné. Notre monde est injuste, oncle Gérard. La nature est injuste, cette nature où le petit nombre opprime les masses, où sous nos pieds la reine des fourmis se vautre aux dépens du travail des ouvrières. La justice sociale, la justice tout court ne peut être l’œuvre de la nature. Il faut un justicier pour l’établir, pour l’imposer au monde et à ses dirigeants.

— Tu es bien sévère tout à coup.

— C’est parce que ce soir, tout a changé. Demain, le soleil se lèvera sur une société porteuse de la promesse d’une plus grande justice, la société des braves, la seule parmi laquelle j’ai envie de vivre. L’as-tu senti, oncle Gérard ? As-tu perçu toi aussi la chance qui s’offre à nous ?

— Je ne suis pas sûr de bien te suivre. Mais ce que tu exprimes avec ces mots qui te ressemblent, ce sont des idées nobles et généreuses.

— Mais toi, oncle Gérard, si tu avais l’occasion d’y changer quelque chose, le ferais-tu ?

— Ah ! On arrive ! »

Papus accueillit les réverbères de la rue de la Ferme comme la première terre après l’océan, la rangée domptée des marronniers au garde-à-vous après l’incohésion oppressante des arbres noirs.

« On arrive, Lucrèce. Tiens-toi prête.

— Nous pouvons aider le monde à amorcer sa métamorphose, mon oncle !

— J’aperçois quelqu’un !

— Ce soir !

— Freine, Lucrèce ! »

 

Un homme en casquette les attendait devant le porche. Dans les phares de la Delaunay, un comparse sortit de derrière un arbre, coiffé de la même casquette, portée en arrière à la manière des voyous ; puis un autre du coin de la rue.

« Ce sont les hommes de ton père, Lucrèce. Ralentis. »

Le temps qu’elle s’arrête, ils étaient cinq. L’un d’eux était même armé ; un fusil de chasse, un truc à tuer les sangliers.

« Qu’est-ce qui se passe ? Reste dans la voiture, je vais voir. » Et l’oncle Gérard sortit en robe de satin comme les vieilles de la rue à l’heure des poubelles.

Il s’ensuivit une discussion à cinq mètres devant. Vu de la place de Lucrèce, le débat n’avait rien de la polémique. Chacun parlait à son tour avec courtoisie, un sourire passant parfois sur une bouche puis sur une autre. Derrière le pare-brise, Lucrèce n’y entendait rien. Elle savait que son père faisait surveiller la villa. Elle connaissait les guetteurs et leurs postes d’affût, comme le laurier-rose sous lequel se planquait le petit homme sec avec son chandail vert et ses bottes de paysan, quelle réveillait parfois d’un coup de pied au passage ; mais un tel barrage de douane n’était pas dans leurs habitudes. Ça respirait l’ordre spécial, l’état d’urgence dans les états-majors de la Horde d’Or.

La peur l’avait reprise. Et pas seulement la peur artificielle de Baphomet, mais la peur anticipée d’être punie pour un crime qu’elle n’avait pas encore commis.

Un crime ? Une trahison. Le sale mot essayait de prendre forme dans sa tête. Comme un soleil qu’elle aurait juste croisé du regard et dont l’image gravée sur sa rétine ne cesserait plus de revenir par-dessus tout le reste, par-dessus même l’obscurité de ses paupières closes. Mais non, pour qu’il y ait trahison, il faut qu’il y ait mensonge. Le faut-il ? Ne peut-on pas trahir par omission ?

Alors, l’oncle Gérard ne se doutait de rien ? Pourquoi fallait-il qu’il soit si naïf ? Elle aurait préféré qu’il résiste, ça lui aurait facilité la tâche. Là, devant la Delaunay, ce n’était pas Papus le grand maître de l’Ordre martiniste, c’était l’oncle Gérard et sa tunique de satin que le vent plaquait sur ses cuisses empâtées dans une caricature de danse du voile.

C’était elle qui l’avait encouragé à désobéir. Elle avait utilisé son art pour s’octroyer sa bête et voilà qu’elle s’apprêtait à le tromper encore. Avec Vladimir qu’elle devait préserver, David qu’elle avait expédié on ne sait où et Raymond qu’elle avait abandonné pour une caisse de bibelots de cuivre, elle était donc bien seule.

« Baphomet ?

— Oui, mademoiselle ?

— Nous allons réussir, n’est-ce pas ?

— De quoi parlez-vous, mademoiselle ?

— Quoi que j’ordonne, tu obéiras, n’est-ce pas ? Tu es puissant et tu me seras fidèle jusqu’à la mort, c’est bien cela ?

— Disons que je n’ai pas d’autre choix, mademoiselle.

— J’aurais préféré une autre réponse.

— Je suis sincère, mademoiselle. Je ne peux pas vous mentir.

— Vraiment ?

— Sauf si vous m’en donnez l’ordre.

— Et… Es-tu prêt à passer ta vie à mes côtés ?

— Je ne pense pas non plus avoir le choix.

— Alors pourquoi es-tu venu ? On dirait que tu ne te plais pas ici-bas.

— Je suis venu parce que vous m’avez appelé, mademoiselle.

— Je croyais que tu ne pouvais pas me mentir. Oublies-tu que c’est toi qui as d’abord contacté mon oncle dans son sommeil ? Toi qui as fixé le rendez-vous de la rue Galvani ? Alors pourquoi as-tu voulu descendre parmi nous, Baphomet ?

— Je crois que quelqu’un approche, mademoiselle. »

C’était le garde-chasse, le tueur de sangliers qui avait quitté la discussion pour s’approcher de la voiture.

« Bonsoir mademoiselle Lucrèce. »

Il cogna au carreau balançant d’un pied sur l’autre pour se donner la prestance d’un gendarme dont il avait déjà les moustaches en guidon de vélo. Amusant ce voyou qui jouait les hirondelles. Au lieu de tuer ou de voler comme à l’habitude, on lui avait juste demandé de contrôler le contenu de la voiture. Alors il faisait comme il avait vu faire.

La main en visière appuyée contre la vitre, il s’y colla le visage pour mieux percer l’obscurité de l’habitacle. Ses yeux glissèrent sur Lucrèce qui, à l’évidence, faisait partie des personnes autorisées ; puis ils rencontrèrent le faciès caprin, sur la banquette arrière. Son regard inquisiteur hésita, puis rebondit vers la caisse posée à côté.

« Qui est cet homme ? finit-il par demander sans réussir à le fixer.

— C’est un ami que nous avons invité à la villa. Nous recevons qui bon nous semble à ce que je sache. N’est-ce pas ?

— C’est-à-dire que, ce soir, le Grand Khan a donné des ordres…

— Quels ordres ? N’est-ce pas moi qui donne les ordres en ma maison ? »

Sa voix, qu’elle voulait sèche et cassante, chevrota sur la fin faisant fuser la belle réplique comme une cartouche humide. Elle n’allait pas avoir peur de son père, tout de même ? La villa, Papus, tous ces pantins cachés dans la rue vingt-quatre heures sur vingt-quatre, qu’est-ce que c’était sinon la preuve qu’elle était son trésor, la seule à ne jamais avoir à le craindre ?

Et pourtant, elle avait bien peur. De quoi ? De se faire confisquer son démon ? De finir son chemin la tête éclatée par une balle à sanglier ?

Non, la peur venait de derrière. C’était Baphomet qui crachait ses ondes venimeuses à travers son siège, à travers son dos, c’était son démon apprivoisé qui livrait bataille et puisait en silence son appel à la panique.

« C’est votre ami, vous dites ? » bredouilla le petit soldat, blême comme au peloton d’exécution.

« Oui », répondit Lucrèce d’un air agacé pour masquer la terreur qui l’empalait elle aussi, de derrière.

« Nous ne devons laisser entrer personne… Mais… Je suppose que pour les amis, c’est différent.

— Bien sûr que c’est différent. Nous pouvons passer maintenant ?

— Allez-y, je vous ouvre la voie. »

En fait, il bondit en trois enjambées devant la voiture dans ce qui ressemblait plus au sauve-qui-peut d’un lièvre ou d’une bécasse, à une convulsion des jarrets.

« Merci, Baphomet. »

Pour toute réponse, il claqua sa portière.

« Hé, tu ne vas pas recommencer ? Pourquoi tu fais ça ?

— Parce que je n’ai jamais pu le faire avant, mademoiselle.

— Quoi ? Ouvrir une portière ?

— Bouger, casser, goûter. Se jouer de la Matière, quel curieux pouvoir. »

Puis il déchira un nouveau lambeau de cuir, qu’il fit tourner entre ses doigts, qu’il caressa puis étira jusqu’à ce qu’il cède.

« Arrête maintenant ! cria Lucrèce. Ne touche plus rien. Et tiens-toi tranquille jusqu’à ce que je te dise ! »

Elle avança la Delaunay, attrapant son oncle au passage du portail.

« Ils ne voulaient pas laisser entrer Baphomet. Qu’est-ce qui se passe ici ? Que t’ont-ils dit ?

— Ils ont l’ordre de boucler la villa. Ils ne veulent pas me dire pourquoi. Je pense qu’ils ne le savent pas eux-mêmes. En plus, ton père veut me voir, Lucrèce. Et tout de suite avec ça !

— Tout de suite ? En pleine nuit ?

— Oui. Il y a anguille sous roche si tu veux mon avis. Et je n’aime pas trop que ça tombe justement le soir où nous avons décidé de lui désobéir. Alors je passe me changer et je vais vite le voir. Plus vite ça sera fini, mieux ça sera.

— Et la cérémonie ?

— Ça attendra.

— Tu ne vas rien lui dire, au moins ?

— Si. On ne peut pas mentir au Grand Khan. Autant qu’il l’apprenne de ma bouche. Il m’avait interdit de tenter une nouvelle invocation. C’était notre pacte.

— Le Grand Khan, vous dites ? interrompit Baphomet.

— Tais-toi ! Je ne t’autorise pas à parler ! »

Lucrèce écrasa le pédalier, pour marteler sa rogne, pour précipiter son destin, pour secouer ce foutoir qui ne s’agençait décidément pas comme elle l’avait souhaité. La Delaunay partit de travers, arrosant d’une giclée de gravier l’escorte des hommes en casquette.

« Écoute, je te promets que moi je lui dirai. Quand le moment sera venu. Je suis sa fille. Il sera bien obligé de me pardonner.

— Il faut le lui avouer tout de suite, Lucrèce. Il ne doit pas l’apprendre de quelqu’un d’autre.

— Et Baphomet, que va-t-il devenir ? Non, nous devons garder le secret, juste un peu plus longtemps. Je suis la première à lui avoir parlé. Tu as entendu ? Je possède la Voix désormais. Il est à moi, oncle Gérard.

— C’est pour cela que je dois te protéger. C’est la mission que m’a confiée ton père. Je dois même te garder de tes propres desseins. Te souviens-tu m’avoir promis que rien ne changerait ?

— Finissons simplement ce que nous avons commencé. Bouclons la cérémonie. Ensuite, tu pourras aller voir mon père. Demain matin. Tu auras dormi, ton esprit sera plus clair. Il le faut, tu sais, pour traiter avec le Grand Khan.

— Nous n’aurions pas dû, Lucrèce. J’avais promis. J’ai rompu le pacte. »

Lucrèce coupa le moteur.

« Nous voilà à la maison ! Ne perdons pas de temps. On dormira plus tard. »

 

Retrouver la grande salle à tout faire fit revenir la placidité sur les bonnes joues de l’oncle Gérard. Il tenait du clébard cet attachement charnel à son chenil ; le bureau, le guéridon, l’encens, la comtoise. Le retour à la maison avait effacé la parenthèse de la rue Galvani. Il se planta juste après la porte d’entrée, les bras ballants, et prit trois profondes inspirations, bien théâtrales. Lucrèce le laissa faire. Trois respirations. Il y avait du triangle là-derrière, de l’équilibre ternaire, de la symbolique du trigone, de la sainte Trinité. Ou alors, simplement, la jouissance de retrouver son odeur. Dans tous les cas, elle devait bien se garder de l’interrompre. Dans sa tanière, il redevenait le grand maître de l’Ordre, investi de sa mission supérieure, celle d’imposer le savoir aux ignorants, contre la rationalité, contre la superstition, contre le pouvoir et, pourquoi pas, contre le Grand Khan.

Puis il sortit d’un tiroir l’un de ces galurins dont il avait le secret, un tarbouche qu’il s’enfonça sur le crâne, avec un gland sur le dessus et deux appendices le long des joues. Et Lucrèce sut que c’était gagné. Car, chez le grand Papus, le couvre-chef exotique est synonyme de passage à l’acte. Le sorcier a besoin de feutrine ou de soierie autour de la tête pour focaliser sa fantasmagorie.

Elle laissa faire.

Par petites touches, le salon vira à la salle de culte. L’oncle Gérard déplia un pose-cul ouvragé qu’il disposa comme un trône au bout de la pièce. Devant, il installa un pupitre qu’il transforma en autel d’un simple carré de velours pourpre agrémenté d’un vieux tome de cuir, d’une timbale pleine d’huile et d’un modeste lumignon. Il laissait éclater sa maestria de la mise en scène occulte, alignant les cierges, traçant les hiéroglyphes à la craie, éparpillant les osselets, disposant dans le bon ordre les calices et les couteaux d’obsidienne, les fioles d’alchimiste et les boules de cristal. Oubliant sa panse, il virevoltait dans un ballet infiniment répété en vue du grand jour qu’il vivait enfin.

Puis, prenant quelques pas de recul, il jaugea le tableau, corrigeant un alignement par-ci, saupoudrant par-là quelque perlimpinpin. Il l’avait, son temple, son bric-à-brac hermétique, son chef-d’œuvre du comprend-qui-peut.

Lucrèce et son Baphomet n’avaient pas bronché.

« Ô Baphomet, serviteur céleste du Vent et de la Terre, agent mercuriel du père de l’Universel Télesme du monde entier. Prends place, Baphomet, face aux sept flammes des sept rayons de la Roue, Igne Natura Renovatur Integra. »

Lucrèce poussa Baphomet du coude.

« Vas-y. Fais ce qu’il te dit. »

Le démon alla s’asseoir sur le pliant, au centre des sept bougies.

« Bon, Lucrèce, tu vas te placer à l’autre extrémité de la salle. Au fil de la cérémonie, tu feras ce que je te dis de faire. Tu n’as rien à dire. Puis à la fin, tu souffleras les sept bougies, l’une après l’autre, de la droite vers la gauche, et tu pourras lui donner ton ordre.

— Personne ne disparaîtra cette fois-ci ?

— Mais non voyons, répondit-il en souriant. C’est vrai que cela peut être un peu difficile à comprendre. C’est un problème d’équilibration des forces. Un corps qui se sublime pour un autre qui se substantialise.

— Un problème d’équilibrage ?

— D’équilibration, oui. Pour que Baphomet puisse descendre parmi nous, il fallait que David prenne sa place. Tu sais, c’est ce que David a toujours souhaité. Il est heureux maintenant. »

Il avait le même ton que le jour où il lui avait annoncé la mort de son canari. Le jour de ses sept ans.

« Et l’autre ? Le flicard qui a disparu avec David ?

— Je ne sais pas. Apparemment, il est parti lui aussi. Je ne savais pas que c’était possible.

— Il ne va pas m’aspirer, moi ? Tu en es sûr ?

— Ne t’inquiète pas. Baphomet est bien réel maintenant. Tu as préparé ton ordre ? Je peux t’aider si tu le désires.

— Non, c’est bon.

— Méfie-toi, chaque mot compte. C’est un démon, un malin dans les deux sens du terme. Il peut tricher. »

Elle jeta un coup d’œil à sa créature, perchée sur son trône de bazar au centre des cierges, des pentagrammes et des herbes odorantes. Baphomet lui retourna un sourire, un sourire saturé de crocs.

« Ne t’en fais pas, répondit-elle à son oncle. Je vais juste tester ses talents sur un petit service que m’a demandé Vladimir.

— Vladimir ? Lénine ? Justement, Lucrèce, ton père veut que l’on se tienne à carreau pour les deux jours de la visite du tsar à Paris.

— Il a dit ça ?

— Ce sont ses hommes qui me l’ont dit. Il m’en dira plus quand j’irai le voir.

— Qu’est-ce qu’il trafique avec le tsar ?

— Que veux-tu que j’en sache ? En attendant, ordonne à Baphomet de passer ces deux jours dans notre cave ou de ne pas quitter sa chaise ou je ne sais quoi d’autre. Au moins jusqu’à demain, le temps que ton père m’en dise plus. »

Lucrèce contempla son oncle, sa robe froissée, son chapeau ridicule, le sceptre de pacotille qu’il avait saisi. Pourquoi celui-là et pas un autre ? Pourquoi ce gourdin surchargé de dorures et de verroterie et pas la houlette sucre d’orge de la rue Galvani ? Pourquoi fallait-il qu’il se noie dans ses arcanes, ses dogmes universels, ses exégèses alambiquées ? Jamais elle n’avait pu discuter avec lui de l’essentiel. Elle aurait bien voulu. Elle avait souvent failli. C’était un homme de bien. Lui aussi se sentait révolté par le sort pitoyable des martyrs de l’exploitation capitaliste. Il le lui avait dit. Il aurait pu comprendre que le monde ne va nulle part, prisonnier qu’il est de la perspective bornée du droit des bourgeois ; que le contrôle de la société doit commencer par l’expropriation du pouvoir capitaliste ; qu’il faut arrêter le gaspillage et ouvrir l’horizon des hommes par un acte révolutionnaire, par la mort d’un tyran !

Mais il était trop tard. Il ne comprendrait pas. Elle n’aurait pas le temps de lui expliquer. Il comprendrait après. Quand tout cela serait fini, qu’il serait fier d’elle comme de sa fille et qu’il l’accompagnerait pour la postérité sur les chemins d’un monde plus juste.

 

« Lucrèce, tu rêves ? »

L’oncle Gérard avait déjà bien entamé sa cérémonie. Il avait égrené ses formules magiques, ses histoires de chaos originel ou de tendances polarisantes, il avait tourné trois fois dans un sens et cinq fois dans l’autre, éteint la bougie rouge, rallumé la bleue. Sa grand-messe ressemblait à un spectacle d’école communale qu’on applaudit avec indulgence, juste par amour.

Au beau milieu de son puzzle de grigris, Baphomet n’avait pas décollé la fesse de son trône. Son obéissance trop courtoise gênait Lucrèce. Il n’avait rien d’un seigneur arraché à son monde par une puissance supérieure à la sienne. S’il se retrouvait dans ce capharnaüm, c’est qu’il l’avait bien voulu. Elle avait eu cette idée dans la voiture, cette idée qui avait troublé Baphomet tout à l’heure, cet asticot qui creusait son chemin à travers son crâne pour aller dire tout au fond, à la Lucrèce réfléchie et raisonnable qui s’y cachait, qu’elle ne connaissait pas forcément toutes les règles du jeu. C’est Baphomet qui avait appelé l’oncle Gérard dans son sommeil, Baphomet qui avait fixé l’heure et le lieu de l’invocation. Pourquoi ?

« Eh bien, Lucrèce, c’est à toi ! »

Il lui désignait l’emplacement à respecter. En face d’un Baphomet trop raide, au sourire trop guindé. Devant les sept bougies à souffler dans l’ordre. Sept. Comme le jour de la mort du canari.

Une. Je trahis l’homme qui m’a nourrie.

Deux. Je désobéis à mon père.

Trois. Je joue avec un monstre.

Quatre. Je vais tuer le tyran.

Cinq. Je serai la muse de la révolution.

Six. Je libérerai le monde de l’oppression.

Sept. Et mon oncle sera fier de sa fille.

 

« Vas-y, Lucrèce, tu peux parler. »

L’oncle Gérard s’était effacé, un sourire hilare sous sa barbe de saint Nicolas, la tête aplatie par le galurin trop enfoncé. Ses yeux écarquillés attendaient l’ordre de Lucrèce comme un compliment de fête des pères.

Devant elle, Baphomet avait fermé les yeux et semblait s’être endormi au spectacle. Les démons ont-ils besoin de dormir ? Pour la première fois, elle se tenait face à face avec sa créature, seule à seule. Avec, au fond de son ventre, ce besoin archaïque de commander son esclave, cet orgueil infini, cette boule de feu qui lui remontait dans la gorge et qu’elle ne pourrait bientôt plus contenir.

« Baphomet ! »

La Voix frappa le démon comme une gifle en plein visage. Il se leva d’un bond de marionnette, gardant le cou voûté et les yeux fermés.

Lucrèce se demanda s’il était encore temps de contrôler cette Voix qui ne semblait pas la sienne, de retenir ce dessein échappé de son esprit qui allait jaillir par sa bouche.

Un coup d’œil à l’horloge. Le trac. La fin d’une vie. Le commencement d’une autre. Trois heures du matin.

« Baphomet ! Demain, dans les couloirs du métropolitain, tu tueras de tes mains Nicolas, le tsar de Russie. »

Le temps de dire « Hé ! », de tendre la main pour tenter de le retenir, Baphomet était parti. Un mouvement parfait, une courbe dans l’espace qu’il avait peut-être imaginée, tracée et parcourue déjà cent fois pendant tout ce temps passé sur sa chaise, une incroyable trajectoire qui l’avait aspiré hors du temple de Papus, jusqu’à la cuisine sans doute. Était-ce comme cela que c’était censé finir ? Le temps de se le demander, Lucrèce entendait le carreau casser, là-bas. La fenêtre du jardin. On entendit un cri au loin, un coup de feu. Le fusil à sanglier. Baphomet avait atteint la rue. Il n’avait fallu que quelques instants. Puis le silence.

Elle n’avait pas imaginé cela. Elle s’était vue dans les couloirs du métropolitain accompagnant son Guerrier Rouge de la révolution. Mais il était parti seul. Le reverrait-elle ? Elle ne l’avait pas précisé dans son ordre. L’oncle Gérard l’avait prévenue.

Elle se retourna. Papus n’avait pas bougé. La robe de satin, le bonnet rouge, le bâton clinquant au bout de son bras tendu, la bouche ouverte, un regard de chouette éblouie, d’un grand duc assez crédule ou vaniteux pour s’être aventuré au soleil.

Les Démons de Paris
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